Sur le terrain / Ecole d’Art Claude Monet 

 

 

Caroline Vaillant a marqué l’espace de la ville de son réseau tricoté. Cet ouvrage changeant, éphémère, a pris volume et forme dans la tension des fils de ceux qu’elle a invités à entrer dedans. Les lignes de force de ses photographies ont puisé dans les lieux traversés au sein desquels le réseau manipulé a pris l’allure d’une sculpture quasi personnifiée qui a roulé sa bosse, voyagé, passé du temps avec des personnes d’horizon différents. 

Carrefour des droits de l’homme

Tout a commencé un début d’après-midi sur une file de l’autoroute du Nord de Paris dans la petite auto de l’artiste entre camions et voitures, tous plus pressés les uns que les autres. Pas de rallye en vue, juste l’ambition d’arriver entières guidées par la voix imperturbable du GPS. Caroline s’est assurée ce matin par téléphone de la météo à Aulnay-sous-Bois et de la volonté des tricoteurs de poser pour les photos aujourd’hui. Tout devrait fonctionner, même si, il faudra faire vite aux vues des températures extérieures, glaciales. Sur place, l’épineuse question du stationnement réglée, déballage du matériel photo. Roulent valises, un escabeau sous le bras direction le Carrefour Des droits de l’homme d’Aulnay-sous-Bois. 

Choisi et étudié, pour sa lumière par l’artiste, le lieu est un peu no man’s land. Fréquenté par les voitures, bruyant aussi, situé sous le pont de l’autoroute qui sépare deux territoires d’Aulnay-sous-Bois, son terre-plein a été planté de lourdes pierres pour en limiter l’accès. Hasard ou recherche esthétique de la DDE, certaines sont disposées en cercle, au centre de cet îlot de terre. Tel un cromlech des temps modernes, il attend que la lumière allume ses pierres dans un lieu de passage, à usage fonctionnel. L’atmosphère du lieu s’en ressent. 

Tapis en boules au fond des trois valises le réseau attend sa mise en tension. La plasticienne suit sa carte mentale des entrelacs et en traduit les images de ses indications. La scénographie nécessite de longues manipulations. Caroline s’interrompt, évalue son travail, photographie l’avancement, compare la lumière avec celle de ses repérages, aujourd’hui le ciel n’est pas exactement bleu, grimpe sur l’escabeau pour une meilleure vue d’ensemble. 

Dernières retouches, la composition semble conforme à son attente. Le réseau déploie ses gris, sa matière, sa géométrie. Il ne lui reste plus qu’à prendre vie en se connectant au réseau des tricoteurs, à entrer en interaction avec celui des transports routiers qui distribuent les habitants au quatre coins de la ville. 

Des femmes et un homme arrivent du foyer de personnes âgées, disposés à donner de leur réseau. Les pros du tricot sont déjà à l’œuvre, les autres tâtonnent, demandent conseil aux voisins, ça parle, rit, plaisante, chante. L’aventure qui lie le groupe se joue en live. L’installation prend corps, chacun se concentre sur son ouvrage. Le réseau entre en tension, éprouvant les liens, ouvrant la communication non verbale, d’inconscient à inconscient. La séance photo démarre. La photographe varie ses angles de prise de vue, ajuste la position des tricoteurs, encourage de la voix, court d’un point à un autre, cherche la lumière, mitraille. Quelques vérifications rapides sur l’écran, dernière série… la plasticienne remercie et donne le clap de fin. Les tricoteurs gelés rentrent se mettre au chaud. Pas le temps de partager une boisson chaude, il faut ranger. 

Le réseau s’est allongé. Il est emmêlé de partout, patiemment les rubans de tricot sont débarrassés de la terre et des brins de végétaux, que le réseau a emportés avec lui, puis enroulés en petits tas qui seront finalement repris et ré-enroulés entre eux pour constituer des monticules moelleux. Le réseau ainsi replié emporte avec lui les voix, les pensées, l’imaginaire des tricoteurs avant de disparaître dans ses valises. 

Retour sur Paris, trafic dense. Dans l’habitacle de la voiture, après trois bonnes heures dehors, relâche, échange sur la séance. Caroline s’inquiète, la lumière lui semble tellement différente de celle de ses repérages. Il est trop tôt pour conclure. Seules les photos, une centaine, pourront lever le doute. Accepter une part d’improvisation dans son travail génère beaucoup d’incertitudes : combien de tricoteurs seront réellement au rendez-vous, prendront-ils librement des postures intéressantes, seront-ils constants et concentrés, la lumière sera-t-elle changeante ? 

Hôpital Robert Ballanger – Séance tricot

Aujourd’hui en route pour le centre hospitalier intercommunal Robert Ballanger, pour une heure de tricotage à l’hôpital de jour, du service de psychiatrie. Le pavillon, se trouve au fond du parc, loin de l’entrée. 

Caroline a œuvré en amont pour proposer son projet, régler les questions administratives et mettre en place le calendrier, pourvu qu’ils n’aient pas oublié… La porte s’ouvre sur une grande pièce plutôt lumineuse, seuls quelques participants à l’atelier mosaïque créent au calme, entourés de leur matériel. Autour de grandes tables, l’artiste parle de son travail assure que personne n’est obligé de tricoter. Elle invite à se saisir des aiguilles déjà en place ou ailleurs pour ceux qui préfèrent les chemins de traverse. C’est le côté tactile du réseau. 

Les réflexions fusent, les doutes aussi, des appels à l’aide, des rires, des commentaires. L’artiste montre les gestes élémentaires. Un tricotage à quatre mains s’installe à côté. Le réseau s’ébroue au son des aiguilles entrant en action. Les liens affleurent au fil du tricot, la connectivité se dessine peu à peu. La matière prend vie. L’espace- temps-tricot ouvre les univers de chacun en tentant de mettre à distance les préjugés sur la maladie mentale.

L’heure de repartir se fait sentir. La plasticienne invite une dernière fois à la séance photo prévue la semaine suivante insistant sur la continuité du travail artistique, expliquant où se feront les prises de vue, et comment. Aujourd’hui, tout le monde est pressé. Une infirmière va recevoir une médaille du travail, c’est important, la salle se vide. 

Direction le lieu de la future photo, dans le parc de l’hôpital, sur une petite prairie plantée de quelques arbres qui frissonnent, coincée entre l’autoroute et la voie ferrée. C’est là que la photographe fixera les liens et les interactions. 

Hôpital Robert Ballanger – Séance photo

Sur place, en début d’après-midi, la lumière est très mauvaise. Tout semble pris dans cette gangue ralentissant la vie. Il fait très froid. A l’intérieur, cinéma dans une ambiance cocooning où la photographie en extérieur ne semble plus tout à fait d’actualité. Les antennes de l’artiste captent l’ambiance. Patience et force de persuasion s’imposent. 

Le réseau extrait de ses valises prend place sur les arrondis des pentes douces de la prairie verte jusqu’à la ligne des arbres. L’œil de l’artiste s’affole. L’absence de lumière écrase les reliefs contrariant son installation. La plasticienne revoit la scénographie. Déplacement du réseau. Verdict photographique ?  C’est le moment ! Les participants du jour découvrent la scène qu’ils vont animer et forger de leurs présences. Ce moment a quelque chose du cercle que forment les artistes avant d’entrer en scène. Les accessoires ne sont pas en reste et disent pour chacun quelque chose de ce qu’ils veulent impulser dans le réseau. La plasticienne saisit les instants où le courant fonctionne. Elle encourage jusqu’au moment où l’énergie retombe. L’heure de replier le réseau sonne. Chacun est sorti de sa zone de confort pour que la création surgisse. Durant la séance photo, malgré le froid, des personnels et patients sont venus voir, fumer, et s’enquérir du sens de cette action, d’autres encore depuis le bâtiment ont longuement observé. Une expérience artistique intense s’est déroulée ici impulsant des croisements de toutes portées. 

L’équipe prend le temps d’échanger autour d’un café. L’artiste explique la suite, pose des jalons pour la visite des participants de sa future exposition à l’Espace Gainville. Elle tient à ce retour.  

Passerelle de la gare d’Aulnay-sous-Bois

Nouveau décor pour une expérience différente, avec enfin de la lumière, du ciel bleu par intermittence. Les nuages filent sous le vent. Une passerelle béton-métal rehaussée de grillages, enjambe les voies du train, du RER, du tramway T4, les fils des lignes électriques et les voies des bus, de la gare d’Aulnay-sous-Bois. Elle relie le Nord et le Sud d’Aulnay-sous-Bois.

Les participantes du jour viennent d’une structure voisine Mission handicap qui accueille des enfants déscolarisés. La séance commence aiguilles en main. L’artiste saisit ce réseau en croissance, plus souple, plus changeant plus maniable que celui dessiné par les rails qui se croisent et s’entrecroisent quelques mètres en dessous. Les mailles que les tricoteuses forment, résonnent avec celles de la grille de la passerelle. Le vent joue avec le réseau. Ici il est à toutes épreuves, aussi la plasticienne encourage les piétons à l’idée de marcher dessus, ou à rouler sur une portion avec vélos et caddy. Les passants confrontés à cette performance en plein ciel restent scotchés.

Passerelle de la gare d’Aulnay-sous-Bois – Bis

Toujours du même côté le réseau déploie ses ramifications en pente douce sur les rampes d’accès de la passerelle. L’atelier en plein air doit accueillir quelques membres d’un club de dessin.

Le temps passe et les aiguilles sont toujours en panne. Du haut de la dunette, la plasticienne ne voit rien venir. Quand enfin ils arrivent, le temps prévu de la séance est réduit, certains n’ont quasiment plus le temps d’être là. Il faut réussir en un temps record à sculpter dans l’espace, en révéler les lignes et les formes, mais aussi saisir les résonances dans les mailles intérieures des tricoteurs.

Ces derniers repartis, le réseau, truffé d’élongations, de trous et de nœuds, sera replié, rangé dans les valises pour plus tard être nettoyé, réparé et consolidé.  

Couleur bulle – Sabine Vaillant – hissez vous dans la bulle culturelle, mars 2017  

www.couleur-bulle.fr